La semaine dernière, j’ai été contacté par téléphone par le gérant d’une agence dans la région de Saint-Etienne. Le bonhomme se présente, je le reconnais tout de suite et ris intérieurement. Je sais déjà que la communication ne dépassera pas les 30 secondes…
Petit retour en arrière, un an plus tôt…
Je reçois le mail d’un collègue graphiste freelance qui m’informe qu’il a passé mes coordonnées à une de ses amies, freelance elle aussi. Pour cause de planning trop chargé, elle arrête ses prestations pour une agence de communication et pour les aider elle leur cherche un freelance qui pourrait prendre le relais.
Le lendemain, mail de l’agence :
Notre agence recherche un graphiste créa/exe freelance en novembre / décembre pour une durée de 6 semaines.
Coup de fil pour prise de rendez-vous. Le gérant semble sympathique (bien qu’il ne faille pas se fier au tutoiement qui dans le milieu de la com’ est avant tout une habitude) donc je me retrouve plutôt enthousiaste. On fixe une rencontre 3 jours plus tard à l’agence.
Pour préparer le rendez-vous, je visite leur site web pour me faire une idée de leurs travaux et des clients avec qui ils travaillent. C’est une petite boîte gérée par 2 personnes avec pour clients principaux des PME, artisans du coin et autres clients variés avec budgets moyen « moins ». Ils bossent principalement du print (ils vendent de la fabrication) et les quelques sites web dans leur portfolio sont développés sous WordPress et sont relativement basiques, peu recherchés. Bref, dans l’ensemble la part de direction artistique est assez limitée.
Considérations prises en compte pour fixer mon tarif :
- de la DA pas vraiment exigeante voire inexistante
- compétences demandées plus « exé » que « créa »
- une commande importante et « facile » d’un montant de 30 fois mon tarif journalier (30 journées complètes et d’affilée de travail, c’est toujours confortable)
- ce n’est pas à Saint-Etienne même mais à 30 bonnes minutes en voiture
Je fais des calculs rapides et arrive à un tarif journalier de 300 euros soit un total de 9.000 euros pour les 6 semaines ce qui est plutôt correct. A l’époque je facturais déjà mes journées à plus de 300 euros mais considérant les compétences demandées et voulant assurer la commande, j’ai revu mon tarif à la baisse, raisonnablement, pour que mon activité reste quand même rentable.
Le jour J
L’agence est en plein centre-ville au rez-de-chaussée, donne directement sur la rue et fait plus penser à une boutique qu’à une agence. Une fois entré dans la pièce unique, je rencontre le co-gérant que j’ai eu au téléphone (nous l’appellerons Bernard), il me présente son associé (que nous appellerons Roger) et leur stagiaire (il y en a toujours un). Leur commercial est absent, sur le terrain.
Je m’assoie à côté de Bernard pour lui présenter mes travaux, Roger est à côté en train de gérer ses emails, pas loin mais pas vraiment là non plus. Bernard aime beaucoup ce que je lui présente, Roger se montre moins enthousiaste et a la critique facile, pendant ce temps je pense aux « magnifiques » créations présentées sur leur site et relativise sereinement. Ils on dû se mettre d’accord pour faire une adaptation libre de la scène du flic gentil et du flic méchant.
On bascule maintenant sur mon portfolio en ligne pour continuer la présentation. Roger se rapproche, intéressé (il doit être le Monsieur Webdesign de l’agence), me demande comment j’ai fait mon site. Je lui « révèle » que c’est un site WordPress dont j’ai créé le thème enfant (de TwentyTen à l’époque). Bernard pose une question sur mon site et j’en déduis instantanément que ce n’est pas le 2ème Monsieur Webdesign de l’agence.
Tout se passe bien, mon portfolio leur plaît. A leur tour de me présenter ce qu’ils font et ce qu’il y aura à faire.
Le gros des projets pour le print sera de l’exé à savoir un catalogue de 300 pages à mettre à jour. Ils me montrent ce qu’avait fait la freelance d’avant, ils vantent sa mise en page en particulier les zones de pagination « extraordinaires » qu’elle avait créées. Le boulot est propre et pro mais pas de quoi s’émerveiller. Ils ont l’air de clients faciles et ça annonce peu de surchauffe cérébrale pour la création.
On passe à leur activité webdesign…
Bernard me parle de référencement/SEO, il maîtrise et me le prouve : en tapant dans Google le nom de domaine d’un des sites qu’ils ont créés, le site en question apparaît en 1er résultat ! Je reste poli.
Pour créér leurs sites, Roger me « révèle » qu’ils ont un abonnement sur un site de thèmes WordPress premium, me montre le thème utilisé pour leur dernier site, me montre leur dernier site qui est simplement un clone parfait, aucune personnalisation. En résumé leur savoir-faire web se limitent à 2 outils : « Copier texte » + « Coller texte ».
Parlons tarif
Je suis dans « l’agence » depuis presque 1 heure et il est grand temps de conclure et d’aborder le nerf de la guerre dans toute négociation : le tarif.
Pause à l’extérieur avec Bernard et Roger pour boire un café et fumer une cigarette, c’est détendu et avant que l’on parle football ou météo je lance : « Au fait, je prends 300 euros. »
Et Bernard et Roger de répondre à l’unisson : « La semaine ? ».
J’avoue que sur l’instant j’ai manqué de répartie et c’est tant mieux ça m’a permis de rester poli (je suis un garçon poli).
J’ai cassé l’ambiance, la pause est finie, retour à l’intérieur.
Roger reprend son rôle de flic méchant et me fait comprendre que c’est « de la folie pure » (mot pour mot). Bernard, le flic gentil, tente de me raisonner en me disant que la freelance d’avant facturait 90 euros. J’ai eu envie de demander : « L’heure ?! ».
Bernard, encore plein d’espoir, sort sa calculatrice (pour ménager son cerveau) : « 300 euros, c’est quasiment ce que je coûte à l’agence. »
Et moi : « Tu ne trouves pas logique que la personne qui te remplace soit payée au moins autant ? »
Bernard n’en démord pas : « Le tarif de 90 euros convenait parfaitement à la personne précédente et en plus elle gérait son planning comme elle l’entendait, des fois elle partait à 16h. On est à la cool ici. »
Oui, ils sont « à la cool ». Bernard part 2 mois en croisière sur un voilier et dans sa grande bonté daigne payer 90 euros pour une journée complète de travail de freelance. Ils en pensent quoi à l’URSSAF ?
Bernard retapote sur son cerveau à touches : « On peut aller jusqu’à 150 euros la journée. » Je n’ai rien demandé et voilà qu’il me propose au bout de 2 minutes de non-négociation une augmentation de 70%. Peut-être que si j’étais resté 5 minutes de plus sans rien dire, il m’aurait finalement proposé 300 euros. Je n’ai pas eu la patience d’attendre…
« On garde ton numéro de téléphone, on t’appelle pour te tenir au courant. »
Black-list
Je n’ai jamais attendu qu’ils me rapellent. Ils ont surement dû trouver une bonne poire pour bosser à 90 euros la journée (ou 150 s’il est aussi doué que moi en négociations).
Ils ne m’ont jamais rappelé… jusqu’au mois dernier. C’était à nouveau Bernard :
« Bonjour, on cherche un graphiste bla bla bla… »
Je le reconnais tout de suite, me demande s’il se moque de moi ou s’il n’a aucune mémoire, et dis :
« Ah oui, Pierre? C’est ça? (ndlr : erreur involontaire). On s’était rencontré l’an dernier, par contre, aujourd’hui mon tarif est de 800 euros la journée… »
Mon tarif n’est pas de 800 euros, c’était juste dans l’espoir qu’il me mette enfin dans sa black-list.
Je suis tenté de lui parler de leurs pratiques très limites voire illégales, mais finalement j’abandonne. Ce serait naïf de penser qu’un gérant d’entreprise ne sache pas ce que sont l’URSSAF et le Code du Travail, le salariat déguisé/dissimulé. J’imagine qu’il en sait bien plus que moi sur le sujet, je n’ai donc rien à lui apprendre et surtout plus de temps à perdre avec lui.
Pour me rendre utile, j’ai donc écrit ce billet « fleuve » pour « dénoncer » cette pratique courante qui peut piéger plus d’un freelance (dans le domaine du graphisme ou autre) débutant, ignorant ou isolé.
Une règle d’or pour éviter ces « clients » : annoncer dès la prise de contact par téléphone ses tarifs
La majorité des agences sérieuses demandent les tarifs d’un freelance dès le 1er contact. Si j’avais annoncé mon tarif à Bernard lors de notre 1er contact téléphonique ou s’il me l’avait demandé, il m’aurait surement dit que je ne correspondais pas et je n’aurais pas perdu ma matinée dans leur « agence ».
Le salariat déguisé ou dissimulé, en savoir plus pour éviter le piège :
Kit de survie du créatif : site d’information sur les pratiques du métier.
KobOne : site communautaire avec forum réactif et pertinent.
Mariejulien.com : blog avec de nombreux articles intéressants sur le métier.
Profession Graphiste Indépendant : la bible pour tout graphiste indépendant, débutant ou non…
Très classique, j’ai écrit sur le même sujet il y a 4 mois … http://rodleg.wordpress.com/2012/09/14/le-bon-la-brute-et-moi/
Il faut continuer à dénoncer ces pratiques
Haha j’ai riz… jaune ^^ »
J’ai eu à peu près le même problème il y a de ça un mois. Au final j’ai juste perdu une après midi presque entière, et pas mal de temps sur un devis et des échanges de mails.
Bref, genre de « client » a éviter absolument ! Merci en tout cas pour ton retour, je partage 😉
@rodleg : je viens de lire ton post (je l’avais raté à l’époque). Certains ont vraiment peur de rien, le pire est qu’ils trouvent toujours des gens qui tombent dans le piège par manque d’information.
@Thibault : je compatis, perdre son temps sur des devis et des mails pour aucun résultat.
Pour les devis, je demande maintenant la plupart du temps le budget (au moins une fourchette grossière) du client, c’est un filtre radical pour éliminer les demandes irréalistes.
Merci pour cet article. En tant qu’étudiante en BTS design graphique et passionnée par mon futur métier, j’aurai une petite idée des tarifs et des propositions de quelques agences. Sans avoir lu cet article j’aurai juste accepté le contrat… Merci et bonne continuation, j’aime beaucoup votre travail.
Merci Anaïs !
Pour te préparer au mieux avant de te lancer dans le grand bain, je te conseille vivement de parcourir les quelques liens que j’ai listés en fin d’article, ils m’ont beaucoup appris à mes débuts (et aujourd’hui encore…).
« L’agence » était dans quelle ville exactement?
La ville ou le nom de l’agence importent peu, ce n’est pas la seule agence à pratiquer cela.
Restons prudents et avertis !
Peu importe la ville…
Oui il a des agences dans des petites villes qui bossent sur des projets avec des gros budgets mais c’est assez rare.
Par contre je ne proposerai pas le même tarif à Axome qu’à Bernard & Bernard (un possible nom pour la boîte en question) car c’est deux mondes très différents.
A 9000 euros les 30 jours et pour ce genre d’entreprise je peux comprendre la réaction des gars. De là à parler de piège et de salariat déguisé… c’est juste la petite boîte du coin…
Sinon dans l’idée, je suis d’accord, faut pas faire n’importe quoi.
(chaud à utiliser ton textarea)
D’accord avec toi, c’est une petite boîte et je parlais de piège simplement parce que si on n’est pas informé et qu’on signe pour 90 euros la journée on se rend compte à la fin, qu’une fois toutes les charges enlevées on se retrouve avec au mieux 50 euros pour la journée.
Pour ce qui est du salariat déguisé il y a surement des cas plus flagrants mais on est quand même en plein dedans ici :
– 90 euros la journée pendant 6 semaines chez le client sur son matériel avec le client par dessus ton épaule (subordination)
– ça fait 9/10 euros en taux horaire, aujourd’hui le SMIC horaire brut est à 9,43 euros.
En gros, tu es payé comme un salarié au SMIC sans aucun avantage du salariat et tu payes tes charges.
Après par rapport à la réaction des gérants quant au tarif que j’ai annoncé, on peut la comprendre oui et non.
S’ils n’ont pas les moyens de prendre 6 semaines de congé en continuant à faire tourner l’agence, ils ne le font pas. Embaucher un intérimaire leur coûterait un bras aussi. Mais ils préfèrent attendre le bon larron qu’ils paieront au SMIC redux sans payer les charges.
Et puis ce n’est pas parce qu’ils sont petits qu’il faut être compatissant. Vendre un site à 2500 euros alors que ça leur coûte 20$ en thème premium et une demi-journée de « copié/collé », ils margent autant sinon plus que n’importe quelle agence.
C’est ce qu’on appelle « vouloir le beurre et l’argent du beurre » (expression indémodable).
Quoiqu’il en soit il faut garder en tête qu’au dessous de 250 euros la journée, une activité de freelance n’est plus rentable.
(faut que je retouche mon CSS pour la text-area qui n’est pas au top c’est vrai 🙂 )
Bien analysé, merci pour ta réponse.
Le problème est que certaines personnes acceptent de travailler pour une telle cette pitance et contribuent à casser le marché. Nous devrions avoir une charte, la signer et s’engager à réfuser/dénoncer/… ce genre de propositions.
Très bon article… Les pratiques de certaines agences sont en effet assez scandaleuses ! Mais il y en a d’autres qui respectent le travail des freelances, quand on a été soi-même freelance auparavant, c’est peut-être plus facile…
Article très intéressant en effet.
J’ai été contactée récemment par une agence qui souhaite également me faire travailler 6 semaines dans ses propres locaux (assez loin de chez moi soit dit en passant) et je redoute du coup le lien de subordination du fait que je ne serais pas aussi libre que chez moi, et je dois leur faire une proposition de tarif à la journée. Moi qui ai l’habitude de travailler pour mes propres clients d’habitude, je devise au projet.
M’enfin, s’il s’agit d’une pratique douteuse de salariat déguisée, mon tarif journalier devrait couper court à l’affaire et dans ce cas, je n’aurais aucun regrets.
En tout cas, merci pour ces informations.
Je suis graphiste free-lance depuis 10 ans, je suis toujours très étonnée de voir que le rêve des free-lances semble être de travailler comme un salarié, avec tous les inconvénients que cela comporte : avoir un « patron » sur le dos, avoir des horaires fixes, des collègues parfois pénibles, etc… Sans les avantages : salaire assuré, congés payés etc… Même en étant payé correctement.
J’avoue le l’ai fait au début, j’ai ensuite découvert la vraie chance d’être en freelance : c’est moi le patron, c’est moi qui décide de mes horaires, c’est moi qui fixe les conditions. Je travaille le soir si je veux et pas le matin, ou l’inverse. Je fixe un prix pour un dossier, peu importe si je mets une heure ou 15 jours. On me paye un travail, comme le peintre en bâtiment qui vient repeindre votre salon, on ne le paye pas à la journée pour faire toutes les corvées possible.
Un graphiste free-lance qui travaille en agence, quelque soit le prix est un larbin qui n’a pas compris qu’être indépendant c’est être un chef d’entreprise.
Ca m’est être arrivé hier qu’une agence le propose de travailler un ou 2 jours chez eux. Je suis restée polie, l’abus j’avais envie de leur dire : vous m’avez bien regardée ? C’est une insulte pour moi.
Alors si les agences n’ont pas les moyen de payer un salarié, c’est leur problème.
Travaillez pour eux, à vos conditions, chez vous !
On voit vraiment de tout et n’importe quoi sur notre marché… le grand truc à la mode en ce moment (je vois passer cela en veille), ce sont les propositions de postes d’intérimaires à des freelances. Toute la précarité de l’indépendance, à un tarif journalier de smicard salarié. Nous avons vraiment besoin d’une régulation du marché !
Ce qui me surprend, c’est que ce genre de personnage trouve presque toujours une victime qui va lui faire son travaille pour pas cher.
Autre spécificité du monde de la communication : la quête de stagiaires avec X années d’expérience ! Typiquement le genre d’annonce à laquelle il ne faut pas répondre.